mardi 28 juillet 2015

Pop Conspiration (Arnaud Bordes)

Il est des combats permanents mais souterrains dont l'origine se perd dans des âges aussi sombres que les desseins qui les animent. Arnaud Bordes, dans ce court roman plein de bruit et de fureur, nous le confirme, avec toujours cette langue riche, classique, poétique qui manque à notre littérature.

Il y a (en gros) d'un côté l'Anglo-Saxon et le communiste, de l'autre l'art et l'aristocratie. Deux poids, deux mesures, deux visions du monde, deux officines pour lesquelles « la réalité est dans la grotte »... Murcie et Morvan, ainsi que leurs exécuteurs, sont les acteurs occultes – très occultes ! – d'une série de complots et de règlements de comptes ancrés dans l'Histoire européenne et qui pourraient expliquer, s'ils étaient connus, la plupart de ses bouleversements. Londres, Ostende, le Havre, Lyon, Pau (depuis laquelle Arnaud Bordes distille ses abyssales révélations... pour reprendre une expression chère à Jean Parvulesco qui traverse ces pages) sont les lieux où se préméditent et se commettent des meurtres nécessaires. Annemarie Pop, belle et insouciante à ses heures, fait le vide. Elle a suivi un entraînement dans un camp du fin fond de l'Auvergne et use de lames de marques réputées. Mais comme il a été déterminé qu'elle avait trahi, elle doit donc être éliminée à son tour... Un voyage halluciné à plusieurs voix et à entrées multiples, une spirale infernale, un récit qui se lit et, surtout, se relit pour en saisir toute la délétère substance.

Statue équestre de Jeanne d'Arc (Chinon)


Géographie de l'instant (Sylvain Tesson)

Un recueil de textes, certes, mais peut-être à ce jour qui constitue le livre le plus riche de Tesson – à l'instar du Qu'est-ce que je fais là ?, de Bruce Chatwin. Dans cette Géographie de l'instant, l'auteur enseigne en effet une doctrine de vie et fait part des observations sur le monde d'un « marcheur converti à l'ascétisme de la piste », lui-même en l'occurrence. Et s'il s'interroge sur l'impératif de partir, de voyager, sa réponse est qu'il n'a trouvé aucun motif de ne pas le faire. Il ressent intensément ce besoin et il le fait savoir. Dans le même temps, il ne raconte pas d'histoires et sait aller à l'essentiel. En particulier quand il évoque la Russie, un territoire où tout semble encore possible. Le texte « Vivre, boire et se pardonner » est chargé de significations et témoigne du don d'observation de l'auteur. Ainsi : « Les Russes possèdent le don de jeter toutes leurs forces dans la bataille de l'instant », et encore : « Moi, quand j'arrive en Russie, je respire. Comme si on avait ouvert la fenêtre. » Cette culture s'accorde sans doute avec les principes d'ascétisme que Tesson s'est donnés, un peu aménagés tout de même puisque l'alcool n'en est pas absent. (Ce qu'il a payé cher lors de l'escalade du chalet de Jean-Christophe Ruffin...)
Mais, sous bien d'autres horizons, il trouve matière à exprimer sa différence, et l'abîme qui le sépare parfois de la condition de ses semblables (même s'il lui faut parfois savoir sacrifier aux obligations et impératifs germanopratins). Et quand il manifeste sa réprobation, il ne va pas toujours dans le sens du politiquement correct. Nous n'en sommes pas dupes, le statut d'écrivain-voyageur implique le plus souvent un attachement modéré à un système qui déploie essentiellement ses tentacules au sein des métropoles et que sous-tend un relativisme utopique, relativisme en fait tout « relatif » propre aux sociétés occidentales. Par exemple, dans le Paris socialiste, on ne fête pas le carnaval ou la fin du carême mais le nouvel an chinois ou la fin du ramadan. Comment aimer le Paris socialiste, et le Paris tout court, cette figure moderne de l'Urbs ? Là est toute la question quand les vastitudes vous appellent...
Quant aux livres qui l'ont accompagnés, peut-on dire qu'ils ont contribué à faire de Tesson un homme complet, homme d'action autant que de pensée ? Sans doute du fait que ses lectures ne sont pas anodines. Qu'on en juge : Hamsun, Matzneff, Cioran, Nietzsche, Schopenhauer, Jünger, Mishima, Morand ou Keyserling. Nous avions eu un aperçu de ces viatiques lors de la lecture de Dans les forêts de Sibérie, déjà chroniquée dans ce blogue. Du reste, cette Géographie se termine sur un magistral éloge de la lecture. (« Le livre sacre le lieu où il est lu. ») Et la boucle est bouclée.


Haut-Vivarais


lundi 27 juillet 2015

Nietzsche ou la sagesse dionysiaque (Rémi Soulié)

Comme le fait remarquer Rémi Soulié, la pensée de Nietzsche, en ce qu'elle est fragmentaire, trouve une correspondance avec les membres dispersés de Dionysos. Mais elle est surtout tellement riche qu'on peut encore lui trouver des sens cachés ou proposer de nouveaux angles d'éclairage. En faisant le pari de déceler une sagesse dans le mythe du dieu au thyrse, Rémi Soulié n'ignore pas ce qui caractérise celui-ci : passion, enthousiasme, ivresse, fête, folie, à quoi s'ajoute ce tempérament tragique qui fut source d'inspiration principale du théâtre antique. Mais Dionysos est aussi un poète virtuose de la danse et adepte de la vie intense. Si l'on doit voir en lui de la sagesse, ce n'est pas celle qui s'ébat en tout cas dans un monde d'esclaves devenus maîtres et de forts fragilisés. Cette sagesse divine ne se nourrit pas de modération et de tempérance ; elle n'est pas vie calculée, encombrée de malades et d'apothicaires, d'où on aura évacué le maximum de risques. Nietzsche l'énonce sans détours :
« C'est la folie qui aplanit le chemin de l'idée nouvelle (…), les hommes d'autrefois étaient bien plus près de l'idée que là où il y a de la folie il y a aussi un grain de génie et de sagesse. » Le sage dionysien est celui qui dit oui à la vie, c'est-à-dire à soi-même et à toute l'existence. Donc un élément qui a pris ses distances avec l'esprit de troupeau, un entrepreneur de démolition et un créateur. Voilà la sagesse au sens extra-moral.

Cet essai, étayé de percutantes citations, enchantera ceux qui se sont donné pour compagnon de route l'ermite de Sils Maria, mais aussi les amateurs de mythe et de philosophie non conforme.

Université de Bâle, plus vieille université de suisse, où enseigna Frédéric Nietzsche


La Vie des hommes (Olivier Bardolle)


On sait en compagnie de qui Bardolle voyage : H. G. Wells, Ortega y Gasset, Péguy, Bernanos, Lévi-Strauss, Baudrillard, Debord, Serge Latouche... Pas franchement des penseurs et écrivains « en phase avec leur époque », pour reprendre un terme cher aux gardiens de la pensée unique. Bardolle annonce la couleur dans son petit texte Le délicieux vertige de la dissolution. Car c'est de décadence et de dissolution que l'auteur va nous entretenir tout au long de cette suite d'essais parus entre 2003 et 2012. Ceux qui ne connaissent pas Olivier Bardolle découvriront un style sans forfanterie ou circonvolutions, émaillé de pertinentes réflexions. Il y en a, dans ces presque 800 pages, pour tous les goûts. Des fragments : Le Monologue implacable, dédié à Cioran, et La Vie des jeunes filles, dont les adeptes du féminisme pur et dur aux œillères étroites doivent absolument s'abstenir de la lecture. Après une réflexion sur le mensonge (Du ravage du manque de sincérité dans les relations humaines), Bardolle confie son pessimisme sur le devenir de notre civilisation (L'agonie des grands mâles blancs sous la clarté des halogènes). Il signe un Petit traité des vertus réactionnaires, dédié à Philippe Muray et à peine moins réjouissant (mais assez jouissif) et préfacé par Éric Naulleau. Également à lire, une très lucide étude sur la littérature d'où il ressort que celle-ci n'est désormais que ressassement et qu'il n'y a à sauver de notre époque, semble-t-il, que quelques phénomènes, en l'occurrence Proust, Céline et... Houellebecq. Bien entendu, ce n'est pas exprimé aussi crûment, mais le propos ne manque pas d'intérêt. En tout cas, le « parisianisme autosatisfait ne date pas d'aujourd'hui ».
Pour celles et ceux qui n'auraient pas fréquenté Bardolle, c'est le moment de se lancer. Je vais peut-être faire grincer des dents, mais il me semble plus essentiel que Muray qui tournait un peu en rond dans le giron de ses obsessions (paix à son âme tout de même). En tout cas, cette Vie des hommes, des jeunes filles et de bien d'autres entités, vaut le détour.

Lozère


samedi 25 juillet 2015

Les Titans et les dieux (Friedrich Georg Jünger)

Qui s'intéresse à la mythologie n'apprendra rien d'essentiel à la lecture de ce choix de textes issus de trois ouvrage de F. G. Jünger (le frère de Ernst). Ce livre a cependant deux mérites : remettre en mémoire les principaux épisodes et traits relatifs au Mythe, et faire connaître un auteur assez peu traduit en français. L'ouvrage aurait pu s'appeler ''Les Titans et les Géants contre les dieux'', car c'est en gros le thème de cette compilation. Il y est aussi question de la place de l'homme, technicien qui « s'est donné pour but de dompter subjuguer par la violence la nature élémentaire », dixit Jünger. Du côté des Titans, il y a Prométhée, l'ami de l'homme, animé d'une réelle volonté propre. Un chapitre de l'ouvrage est titré « L'homme titanesque » ; l'homme y est vu comme plaçant « une confiance sans borne dans ses propres forces (…) à la manière de Prométhée ». C'est une des parties la plus intéressante de ces pages avec les deux longues évocations de Pan et de Dionysos, peut-être les figures les plus proches de l'homme avec Prométhée, du moins les plus impliqués dans la vie de celui-ci. Ici, Jünger prend le temps de développer son sujet. Pan, mi-homme, mi-dieu dans l'apparence qu'il se donne, s'endort quand le soleil est au zénith et brûlant, à midi. « Il est nu, il se couche à la belle étoile, mariage et propriété ne sont pas son affaire. » Il est rétif à la ville, contrairement à Dionysos aux multiples figures, tantôt éphèbe, tantôt vieux, chauve et barbu,« dieu à transformations et qui transforme les humains ». Si le dieu au thyrse commerce lui aussi avec les nymphes, il est très entouré – ménades, félins, taureaux, serpents –, et les cortèges ainsi formés autour de lui viennent à la ville pour célébrer des fêtes où, bien sûr, le vin n'est pas absent. Dionysos aime la foule en fête, il est « éveilleur de tout plaisir profond, explorateur des cimes et des abîmes de la vie ». Jünger déplore, à juste titre, d'avoir tourné le dos à cette « festivité de la vie », telles les Grandes Dionysies de mars à Athènes ou la Fête des fous de Noël au Moyen Âge. Et il demande : « qu'avons-nous que l'on puisse mettre à la place ? » (On n'a toujours pas la réponse.)
On trouve également une place pour Zeus, Apollon, les héros Héraclès et Achille, ainsi que des propos sur le mythe et la tragédie d'un réel intérêt. Si Dionysos est à « l'origine de toute représentation du mythe sur la scène tragique », le mythe, quant à lui, « n'entre pas dans les spéculations sur l'éternel et l'infini. Pour lui, les dieux sont là dans leur présence impérissable ». C'est ce qui fait toute la différence avec une religion historique qui opère un clivage entre temporel et spirituel et ne se risque pas aux représentations.

À noter, en fin de volume, une intéressante biographie rédigée par Alain de Benoist.

Frantisek Kupka - Prométhée