mercredi 31 août 2016

Le temps d'Antigone (Éric Werner )


Nos mythes ne prennent pas toute l'importance qu'ils devraient. Cette époque que l'on répugne à nommer nôtre, pleine d'arrogance, tissée de certitudes elles-mêmes sous-tendues par des idéologies mortifères, leur tourne le dos. Ils sont cependant pleins d'enseignements. Éric Werner, dans ce nouvel essai, ne se réduit pas à étudier le mythe d'Antigone mais il le met au centre de son propos et en résonance avec la civilisation européenne. Antigone, c'est la figure de la résistance qui demande à ce que soient respectées les lois non écrites, les lois de la nature, d'une nature que l'homme a désacralisée et souillée. C'est aussi une invitation à être ce que l'on est – de manière idiosyncrasique – plutôt que tels qu'un monde artificiel voudrait que l'on soit. En ce sens Antigone exprime la rébellion. Une figure rejointe, selon Werner, par Sophie Scholl ou le colonel-comte Klaus von Stauffenberg, rebelles à l'image de l'héroïne antique, et qui n'ont pas montré une grande fibre démocrate par leur indifférence envers les lois de la cité. L'homme comme « mesure de toute chose », donc adepte de ces lois, c'est le thème d'une autre pièce de Sophocle où Œdipe est, à l'instar de Créon, détaché de toute idée de rapport au sacré, de la croyance à une justice divine. Et, de la guerre du Péloponnèse à la guerre de 14-18, c'est à peu près le même scénario qui se répète, du fait que l'homme est plutôt dans la démesure, l'hybris, que dans la mesure où il croit évoluer. En cela, les enseignements du mythe peuvent lui ouvrir les yeux, pointer ce que les lois humaines peuvent avoir de néfaste.
Même si Werner tente quelques rapprochements entre les Évangiles et le mythe qui peuvent paraître hasardeux – Antigone considérée comme figure christique parce qu'elle montre une certaine compassion et qu'elle préfère obéir aux lois divines... comme si les desseins de Zeus pouvaient rejoindre ceux du Dieu des chrétiens – , il n'en reste pas moins que Le temps d'Antigone nourrira utilement la réflexion. L'essayiste se distancie de l'actualité immédiate pour puiser aux sources de notre civilisation et nous entretenir, bien plus que d'Antigone, de violence, d'audace et d'autonomie dans un monde humain, trop humain.

A Rome. Altare della Patria (détail)




Un Français d'aujourd'hui (Philippe, Jacques, Louis, André Pillon )




Il semble que P.J.L.A. Pillon, venu du monde du théâtre, metteur en scène, acteur, mannequin, ait choisi de se consacrer désormais à rédiger des romans « biographés ». Et le résultat n'est pas piqué des vers ! Quel livre surprenant que cette catharsis du lâche. Pillon est un de ces auteurs qui écrivent comme ils l'entendent, sans aucun soucis des conventions, sinon le respect de la langue. Il peut vous décrire sur plusieurs pages le mobilier d'une pièce, vous rapporter par le détail la vie insipide de ses voisins, tout comme monter soudain en puissance et proférer les plus flamboyantes vitupérations. Plus généralement, ce récit est un perpétuel aller-retour entre une enfance heureuse, insouciante, celles des années 60 où l'on sent poindre beaucoup de nostalgie, et ce (déjà) stupide XXIème siècle où une France dépossédée d'elle-même a choisi de démissionner, de substituer des cultures subalternes à la sienne et de mourir à petit feu. De l'enfance, l'auteur écrit : « Époque bénie où le rire, la gouaille, les chansons, la plaisanterie font encore partie intégrante du comportement des Français. Époque bénie où il y a du travail, où l'on gagne décemment sa vie avant les cruelles anomalies de l'anomie globale ! » À l'encontre de ce début de siècle méprisable, il s'emporte. Le constat est pour lui accablant. Comment ne le serait-il pas ? Ce pays est devenu laid. Il n'aime plus la liberté, au point de s'en être laissé dessaisir, au point que l'éditeur du livre de Pillon (Alexipharmaque, pour ne pas le citer) a été obligé de censurer certains passages pour ne pas s'exposer aux lois liberticides - ces choses que nous n'avons pas su voir venir avec leurs gros sabots staliniens et qui nous tiennent aux basques comme une vermine parasitaire.
Écrire que Un Français d'aujourd'hui ne se lâche pas serait mentir ; il doit être consommé à petite dose (avec modération, comme disent les hygiénistes et hypocondriaques). Mais le style est au rendez-vous, tout comme la vitalité faite d'éloges à la virilité, à Dominique Venner, à Brigitte Bardot et au paquebot France – liste non exhaustive. Et, concurremment, l'auteur s'insurge contre la panmixie, la circoncision, la sous-culture anglo-saxonne. Ce qui donne évidemment « un livre moisi qui transpire la haine, le racisme, suinte l'intolérance, la diffamation, l'aigreur ! » On l'avait bien compris, PJLA. Mais ça va encore mieux en le disant.
« Ce n'est pas black, ce n'est pas beur, c'est blanc et Français, viendrez-vous quand même ? » demande Pillon comme s'il invitait à une représentation. Pour sûr, Philippe, Jacques, Louis, André : on viendra !


lundi 18 janvier 2016

Combins (Valais)

Faits divers (Clément Rosset)

En apparence, Clément Rosset ne dérange pas le consensus, comme s'y essayent parfois, si l'on s'en tient au domaine de la philosophie, un Alain Filkienkraut ou un Michel Onfray. Mais Rosset creuse en profondeur, pour ainsi dire sous les fondations. Il nous avait donné La Force majeure, des notes sur Nietzsche, sur Cioran et surtout sur la joie ; c'était faire le grand écart entre un concept qui n'est nietzschéen que dans l'acquiescement à la vie, et plutôt étranger à Cioran. C'est que notre homme aime les défis. Faits divers, recueil d'entretiens et de textes, pourrait faire penser à un fourre-tout puisqu'il y est question, outre de ses maîtres Nietzsche et Cioran, de Freud, de Georges Bataille, d'Astérix, de Casanova, des dandys ou du baiser... C'est plutôt, comme l'annonce l'éditeur, des miscellanées où l'auteur a jeté toute la richesse et la diversité de sa pensée.
On ne cherchera pas dans ce livre, tout comme dans les précédents, des remèdes, des solutions, des jugements. Ni utopiste ni moraliste, Rosset énonce que si le grand dessein de la philosophie a pu être de rendre l'homme meilleur, la structure des sociétés n'en a pas été bouleversée pour autant. Le philosophe peut être méchant mais en aucun cas dangereux. C'est par ce genre d'analyse que Rosset fait preuve d'humilité – d'une lucide humilité – mais ébranle surtout le statut du « philosophe engagé » qui est pour lui un imposteur. Il est facile et plutôt convenable de passer l'actualité au prisme de l'idéologie (quitte à déformer les faits) comme l'ont fait Sartre en son temps, et BHL ou Badiou aujourd'hui. Ce n'est pas la voie dans laquelle Rosset a engagé sa réflexion. Il l'énonce du reste clairement : « Il n'y a rien de plus irréel que ce qu'on appelle l'actualité », précisant que s'extraire des contingences du moment serait le plus sûr moyen de voir la philosophie suivie d'effets. Et de citer Schopenhauer (à propos duquel on lira ici quatre textes d'un grand intérêt) pour qui l'histoire a pour principale fonction de dissimuler le caractère répétitif du monde.

Bien entendu, on ne fera pas la révolution un livre de Rosset à la main, mais sa lecture est toujours vivifiante, à cent coudées au-dessus de la vulgarité de l'idéologie universaliste et égalitariste qui ne semble plus travailler qu'à éradiquer la mémoire ; mémoire dont la réalité se tient précisément à l'opposé d'une actualité éphémère et pleine d'incohérences.

Arnica

L'Écologie radicale (Frédéric Dufoing)

Voici une présentation des courants de l'écologie qui ne croient pas, ou ont cessé de croire, dans la compétence des politiques pour sauver la planète. Ils sont essentiellement radicaux dans leur pensée plutôt que dans leurs actes (mis à part quelques mouvements musclés comme Earth First). Objecteurs de croissance, ils ne croient pas à l'oxymore du développement durable mais à une continuité possible entre nature et culture. Contre les calculs utilitaristes d'une société organisée de manière hiérarchique, ils en appellent à la constitution de sociétés organiques et en particulier à l'établissement d'une vraie démocratie – directe, autrement dit où le peuple s'exprime vraiment. Ils encouragent à la création de « biorégions autosuffisantes » où les produits alternatifs suppléent les produits d'importation. Ainsi prônent-ils la préservation des savoir-faire et des savoirs vernaculaires et, partant, se déclarent partisans de la relocalisation et du « consommer local ». Les acteurs de ce mouvement sont nombreux et leurs solutions diverses et variées. Biorégionalistes, anarcho-primitivistes, décroissantistes, éco-agrariens... Ces penseurs radicaux se sont quasi tous inspirés de Thoreau, de John Muir et d'Aldo Leopold. Ils se nomment Jacques Ellul, Bernard Charbonneau, Wendel Berry, Ivan Illich, Théodore Kaczynski (Unabomber), Serge Latouche. Une analyse intéressante bien qu'on puisse déplorer qu'aucune allusion ne soit faite aux travaux du finlandais Pentti Linkola (aux écrits toujours pas disponibles en français !), de Pierre Rhabi et d'Alain de Benoist.

Vercors

Le soleil et l'acier (Yukio Mishima)

Mishima, auquel le genre du roman ou de la nouvelle ne suffisait pas pour exprimer ses sentiments, entreprend d'écrire Le soleil et l'acier qui paraîtra l'année de sa mort volontaire.
Il y évoque ce qu'il nomme l'artifice des mots, mots dont il s'est servi pour composer son œuvre, élément contradictoire avec l'action, où la réalité s'exprime pleinement, mais aussi l'importance du corps, et l'on sait à quel point l'écrivain était adepte de l'exercice physique.
Mishima veut en effet éduquer son corps, concilier aventure intellectuelle et effort physique, faire que la chair puisse inspirer l'esprit. « Une forte musculature, un ventre tendu et une peau rêche, écrit-il, devaient corresponde respectivement à un esprit combatif et intrépide, à une capacité de juger intellectuellement sans passion et à un tempérament robuste. » Puisque une pensée sans force ne serait évidemment pas concevable.
Il annonce aussi dans ces pages son seppuku. Avec la nécessité de donner la mort, de manière noble et romantique à un corps en pleine possession de ses moyens. « Garder la mort présente à l'esprit jour après jour », formule-t-il car il ne veut pas évacuer cette immanence de ses préoccupations quotidiennes. Il évoque d'ailleurs la mort à la fleur de l'âge « que les Grecs enviaient comme le signe que l'on était aimé des dieux ». Et c'est aussi au héros auquel Mishima rend ici hommage ; le héros qui a renoncé à vivre dans ce monde parce qu'il n'est plus conforme à ce qu'il en attend. Une lecture qui apportera aussi un utile éclairage sur le Samouraï d'Occident de Dominique Venner.


Montage de Lure

Jean Giono pour une révolution à hauteur d'hommes (Édouard Schaelchli)


En 1935, Giono note dans son journal qu'il se sait « seul sans doute et sans doute suspect ». C'est l'époque du Contadour. Un an après, il publie Les Vraies Richesses. Ce livre, qui va bien au-delà du pacifisme, rencontrera un vif succès, en particulier chez les jeunes. Il marque le point de départ d'une série d'écrits dont Édouard Schaelchli propose un choix d'extraits commentés : Triomphe de la vie, Le Poids du ciel, Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix. Giono y fait figure de prophète, mais aussi de contempteur de la croissance et de la logique faustienne. Chantre de la terre et de la paysannerie, il fut, confie Schaelchli « littéralement obsédé par la possibilité d'un soulèvement paysan, d'une jacquerie généralisée à laquelle rien ne pourrait résister. » Après 1942, Giono ne publiera plus d'essai idéologique, se résoudra à raconter des histoires, peut-être habité par une profonde déception, déçu que cette révolte paysanne ne soit pas advenue. Il faut être reconnaissant à l'auteur de ce petit éloge d'avoir su remettre quelques pendules à l'heure, en particulier sur la légende d'un Giono collaborateur ou partisan d'une révolution nationale. La contestation de l'auteur de Regain s'est située essentiellement par rapport à l'« exploitation de l'homme et de la nature ». Tout simplement. Mais c'est déjà beaucoup. D'autant que son combat redevient d'actualité.