Nos mythes ne prennent pas toute l'importance qu'ils devraient. Cette époque que l'on répugne à nommer nôtre, pleine d'arrogance, tissée de certitudes elles-mêmes sous-tendues par des idéologies mortifères, leur tourne le dos. Ils sont cependant pleins d'enseignements. Éric Werner, dans ce nouvel essai, ne se réduit pas à étudier le mythe d'Antigone mais il le met au centre de son propos et en résonance avec la civilisation européenne. Antigone, c'est la figure de la résistance qui demande à ce que soient respectées les lois non écrites, les lois de la nature, d'une nature que l'homme a désacralisée et souillée. C'est aussi une invitation à être ce que l'on est – de manière idiosyncrasique – plutôt que tels qu'un monde artificiel voudrait que l'on soit. En ce sens Antigone exprime la rébellion. Une figure rejointe, selon Werner, par Sophie Scholl ou le colonel-comte Klaus von Stauffenberg, rebelles à l'image de l'héroïne antique, et qui n'ont pas montré une grande fibre démocrate par leur indifférence envers les lois de la cité. L'homme comme « mesure de toute chose », donc adepte de ces lois, c'est le thème d'une autre pièce de Sophocle où Œdipe est, à l'instar de Créon, détaché de toute idée de rapport au sacré, de la croyance à une justice divine. Et, de la guerre du Péloponnèse à la guerre de 14-18, c'est à peu près le même scénario qui se répète, du fait que l'homme est plutôt dans la démesure, l'hybris, que dans la mesure où il croit évoluer. En cela, les enseignements du mythe peuvent lui ouvrir les yeux, pointer ce que les lois humaines peuvent avoir de néfaste.
Même si Werner tente quelques rapprochements entre les Évangiles et le mythe qui peuvent paraître hasardeux – Antigone considérée comme figure christique parce qu'elle montre une certaine compassion et qu'elle préfère obéir aux lois divines... comme si les desseins de Zeus pouvaient rejoindre ceux du Dieu des chrétiens – , il n'en reste pas moins que Le temps d'Antigone nourrira utilement la réflexion. L'essayiste se distancie de l'actualité immédiate pour puiser aux sources de notre civilisation et nous entretenir, bien plus que d'Antigone, de violence, d'audace et d'autonomie dans un monde humain, trop humain.