vendredi 12 septembre 2014
La société de consommation (Jean Baudrillard )
Faut-il
lire ou relire cette longue réflexion sur notre société de
consommation, ses mythes et ses structures ? Sans doute. Car la
Révolution de l'Abondance est toujours d'actualité, les mêmes
causes produisant les mêmes effets. Entre l'amoncellement de signes
et de messages, la succession ininterrompue des besoins et des
satisfactions, la dénaturation et la falsification de l'objet et de
l'événement, l'économie de marché n'a pas renoncé à déposséder
l'individu de lui-même ; les médias, les pouvoirs se chargent
de dire à chacun pris dans la masse ce qu'il est et ce qu'il désire.
Une telle sollicitation, qu'elle s'effectue sous forme de prophylaxie
morale et sociale ou de laxisme paternaliste, est essentiellement
relayée par les journalistes et les publicitaires. Cette dénégation
de la rareté entraîne, bien entendu, des dysfonctionnements
particuliers : violence, fatigues, somatisations, indifférence
politique face à un simulacre de démocratie directe (Baudrillard
parle de « dérision du suffrage universel »). Le
discours n'a rien de nouveau mais, depuis 1970, date de la rédaction
de cet essai, le « délit d'atteinte à l'intelligence »
constitue la marque principale de la modernité. Debord et le
mouvement situationniste avaient déjà levé un coin de voile sur ce
phénomène. Baudrillard tire le rideau et révèle l'imposture d'un
système organisé autour de la passivité, de l'acceptation et de la
fascination.
jeudi 11 septembre 2014
Tropique du Capricorne (Henry Miller)
Je
relis régulièrement les Tropiques, ainsi que les trois tomes de la
Crucifixion en rose, mais c'est le Capricorne qui a marqué, selon
moi, par son caractère audacieux et novateur, le paysage littéraire - et il semble que la relève ne soit toujours pas arrivée...
C'est le temps où Miller veut devenir écrivain et qu'il confie sa détermination à l'Underwood. « Je
mettais mon énergie entière dans mon effort pour voir, pour ne rien
perdre du drame de ce monde », écrit-il. Pour ce faire, il aborde sa « biographie » en décidant de ne pas s'embarrasser, en adoptant le style qu'il conçoit pour parler de lui; le sien. Il déroule sous les yeux du lecteur ébahi, sinon dérouté, de façon parfois torrentielle et « dadaïste », ses années de travail abrutissant, ses amis, ses maîtresses... Dans ces pages rythmée par la révolte et l'amour de la vie le plus débridé, il y a du jus, beaucoup de jus. L'écrivain a lu Rabelais, Cendrars et Céline, mais il a su forger un style personnel, aussi original que décomplexé. Parfois imité, jamais égalé. Et totalement inclassable.
mercredi 10 septembre 2014
Sylla (François Hinard)
Le personnage de
Sylla est assez mal connu. Son règne marqua pourtant l'histoire de
Rome de manière déterminante, puisqu'il va mettre un terme à la
République et ouvrir la voie de l'Empire. Lorsque, en - 88, Sylla
revêt les insignes du pouvoir, l'Urbs est pour la première fois
profanée en ses murs par des troupes armées, celles de Caius
Marius. C'est une année inaugurant une période de guerres civiles
qui imposera à Sylla de livrer d'incessants combats sur plusieurs
fronts. Sans oublier de repousser pour autant l'ennemi extérieur.
Après ses victoires contre Jugurtha et Mithridate, sa popularité
grandissante inquiéta la République. Ainsi, et assez
paradoxalement, alors qu'il combattait pour la sécurité de Rome,
celle-ci le déclarait ennemi public, faisait raser sa maison et
persécutait les siens.
Sylla dépensa une
grande énergie à se débarrasser des marianistes, partisans de
Caius Marius. À ce titre, il a été déconsidéré par ceux qui lui
ont succédé, en particulier César et Cicéron. Et son personnage a
été longtemps associé dans l'histoire à l'image d'un tyran
sanguinaire. En fait, il lui aura fallu sans cesse composer et
naviguer dans une époque de fureur, de massacres, de proscriptions,
de fratricides, de suicides et d'exécutions collectives.
Sylla excella
surtout, comme le souligne François Hinard, dans l'art de la guerre
et de la stratégie. Ce que ses victoires de Chéronée et
d'Orchomène, où il triompha d'un ennemi en nombre très supérieur,
confirmèrent de manière éclatante. Mais sa principale qualité
tint dans ce qu'il sut motiver des troupes ''prolétarisées'',
vidées peu à peu de tout idéal patriotique, et dont le sens du
combat était réduit ou associé à l'obtention d'un butin. Il
savait redresser les situations qui s'annonçaient désespérées,
comme à Orchomène, en engageant personnellement le combat. Et alors
que Rome avait proclamé sa déchéance, ses soldats continuèrent à
le servir, même après qu'il leur eût annoncé qu'il faudrait
prolonger leur campagne militaire de deux ans.
Les années d'utopie (Jean-Claude Carrière)
Les
Années d'utopie, ce sont les années 1968 et 1969, si bien nommées
par Jean-Claude Carrière qui les a connues à New-York, Prague et
Paris.
A
New-York, en 1968, à l'ombre de la Beat generation,
la libération sexuelle a atteint un degré dont on ne peut même pas
rêver aujourd'hui. C'est aussi le temps de Taking off
et de Greetings, du
phénomène Beatles en plein trip hindou et du magazine Playboy.
A Prague envahie par l'armée soviétique, on comprend mal (et
surtout Milos Forman, ami de l'auteur) le phénomène mai 68 qui veut
hisser le drapeau rouge là-bas alors qu'on veut l'abattre ici.
L'auteur rappelle au passage le désastre de Yalta : « « Toute
une grappe de peuples se retrouve sous le marteau-pilon du
marxisme-léninisme par un trait de plume de trois vieillards. »
Il remémore l'immolation de Jan Palach par laquelle celui-ci
dénonçait l'utopie des utopies : la délation et le goulag.
Carrière n'est pas plus tendre avec le mai 68 parisien. Il rappelle
que le revirement gaulliste succéda au chaos comme un événement
logique. 1969, c'est l'année des exactions de la bande à Baader et
des Brigades Rouges (415 assassinats, plus de 15000 attentats !).
On se projette aussi hors du monde réel en recourant aux paradis
artificiels. La question essentielle devient : « What
are you on ? » (Sur
quoi es-tu, que prends-tu en ce moment ?) Un autre monde.
Soient
deux années fertiles en rebondissements, mais surtout en errances et
errements... Il y a bien d'autres révélations, remarques et rappels
historiques utiles dans ce récit de souvenirs qui constitue un livre
émouvant, certes drôle mais aussi lucide, puisqu'il contribue au
déboulonnage de ce qui voudrait encore faire passer une névrose
petite-bourgeoise pour un grand élan de générosité.
Aux ailes de la lettre (Gustave Thibon)
Il
est dommage que Gustave Thibon soit si mal connu. Son côté catho
royaliste a peu contribué à son succès. Ce philosophe autodidacte
(donc qui n'a pas été validé par les diplômes républicains
attestant qu'on sait bien réciter la leçon) a pourtant des
choses à dire et sur un style aphorismique tout à fait roboratif.
Nous
pourrions reprocher à Thibon son catholicisme tendance Action
française, mais il faut reconnaître qu'il a su dépasser le simple
cadre de sa foi pour instruire la recherche d'une vérité
métaphysique et ontologique. A ce titre, il met souvent en
exergue "le triste usage que l'homme fait de son intelligence
et de sa liberté". Ce qui fait l'intérêt de cette épaisse
publication posthume, c'est que ces textes, écrits entre 1932 et
1982, n'ont pas été retenus par Thibon pour la publication de son
vivant. Peut-être par crainte de déconcerter son lectorat croyant.
Quoi qu'il en soit, on est surpris de découvrir une part de doute
sur l'existence de Dieu et l'efficience d'une religion, certes
dénaturée mais tout de même révélée, et que tout penseur digne
de ce nom hésite à faire sienne en bloc.
Les Borgia (Alexandre Dumas)
Alexandre Dumas, auteur
prolifique et père du roman historique, avait commis une série
relative aux crimes célèbres. Il s'intéresse ici à l'histoire des
Borgia, et essentiellement aux figures du pape Alexandre VI et de son
bâtard César. Il faut subir un assez long préambule, dans lequel
Dumas plante le décor, avant d'entrer dans le vif du sujet,
c'est-à-dire une succession de batailles et assassinats, où le
mensonge, le reniement et la trahison mènent la danse. Une épopée
sanglante dont Lucrèce est quasiment absente. Mais où la figure de
son frère César, à elle seule, suffit à Dumas pour remplir son
contrat : car César vérifie la sentence de Machiavel selon
quoi les princes doivent « faire de l'art de la guerre leur
unique étude et leur seule préoccupation ». Ce qui rejoint
aussi la phrase de Caligula, rapportée par Suétone : « Peu
importe qu'ils me haïssent pourvu qu'ils me craignent. »
Présence de la nature (Marcel Conche)
Marcel
Conche, fils de paysans corréziens, est professeur émérite à la
Sorbonne. Il est connu pour ses écrits sur les philosophes grecs.
Ses maîtres et compagnons de route se nommant Héraclite, Démocrite
et Platon, il est normal qu'il ait fait appel à eux pour rédiger
cet essai sur et autour de la nature. On s'aperçoit en le parcourant
que le domaine est vaste, qu'il permet de disserter sur le néant, le
monde, l'univers et bien d'autres aspects ou non aspects de notre
environnement immédiat. C'est aussi pourquoi, outre les philosophes
atomistes, Conche convoque la pensée d'Epicure, de Pascal et de
Montaigne pour tenter d'appréhender la nature et en particulier à
déterminer quelle est sa relation au temps. A la suite d'Heidegger,
il explore les chemins de l'être et de l'étant. Tout cela nous
ramène immanquablement à l'intelligence, aux sens et à cette
« nuit que l'homme est à lui-même », pris entre fini et
infini.
La
matière de ce livre, suite de textes inédits, parus dans des revues
ou prononcés lors de conférences, autorise aussi son auteur à
emprunter quelques chemins de traverse. A cette pudeur qui le
caractérise, il confie la difficulté de penser en s'extrayant de
l'actualité, du non durable, ainsi que s'y sont astreints ses
prédécesseurs grecs. Qu'est-ce qui peut garder une signification à
n'importe quel stade de l'histoire humaine ? questionne-t-il. La
réponse est sans détour : aller à l'essentiel, nous
déposséder de l'ostentatoire, des richesses et de la notoriété ;
voici au fond l'axe principal de la philosophie.Il n'est du reste nul
besoin d'avoir usé les bancs de l'Université pour « gagner »
en authenticité. Une forme de vie qui ne peut être conçue qu'en
prêtant l'oreille à ces démons qui invitent à la désobéissance
civile.
Dans
la dernière partie de l'ouvrage, Conche décrypte la poésie de
Rimbaud – tout comme celle contenue dans la correspondance de Rosa
Luxemburg. Puisque la poésie est fondée à s'exprimer sur la Nature
et ses arcanes (selon Heidegger, il n'est pas de meilleure approche
du langage que cet art qui nomme le sacré).
Conche
est un penseur atypique. Il l'a montré dans ses livres. Présence
de la nature ne déroge pas à cette règle. Il sort du lot de la
production actuelle où Onfray s'enfonce dans le verbiage,
Comte-Sponville dans la vulgate et Ferry dans sa vaine (bien que
courageuse) tentative passée d'appliquer quelques préceptes de la
République de Platon à l'éducation de nos enfants. Une lecture
parfois ardue mais d'un intérêt certain.
Eloge des femmes mûres (Stephen Vizinczey)
Andràs
Vajda est-il un simple personnage sorti de l'imagination de Stephen
Vizinczey ou son double qui serait prétexte à confier quelques
souvenirs amoureux ? On penche pour la seconde solution, car il
est difficile de ne pas déceler dans cet Eloge des femmes mûres
un caractère autobiographique. Le narrateur y déroule comment, dès
l'adolescence, lui est venu le goût pour ces créatures dont
l'appétit sexuel
est encore très conséquent.
Elles apparaissent pudiques, réservées, jusqu'à ce qu'elles
acceptent de succomber en révélant leur vraie nature – fougueuse,
évidemment ! Le jeune homme goûte au fruit défendu (dont le
mari n'est parfois guère éloigné) et constate que la volupté n'a
pas élu domicile ailleurs. Dès lors, il ira de conquêtes en
conquêtes, ne recevant de désillusions que par la fréquentation de
ses plus jeunes amantes.
Ces
mémoires écrits dans un style enlevé, riches d'enseignements,
souvent très drôle, ne dérapent jamais dans la vulgarité. Mais il
est toujours possible de lire entre les lignes... Découvert sur le
tard et d'abord publié à compte d'auteur, ce vibrant plaidoyer est
désormais un classique incontournable.
Jusqu'au bout de la foi (V. S. Naipaul)
En
1979, Naipaul effectuait un voyage dans quatre pays islamiques non
arabes, Indonésie, Iran, Pakistan, Malaisie. Dix-sept ans après, il
y retourne et rapporte un bilan amer de la situation. Non contentes
d'avoir tiré un trait sur leur identité et la richesse de leurs
origines, des populations entières se sont rangées sous la bannière
des prédicateurs. Autour de cette foi puisée du côté de l'Arabie
et du Prophète, et qui régit désormais la vie de chaque jour,
Naipaul, prix Nobel de littérature en 2001, mène l'enquête,
interroge les fondamentalistes comme les gens du peuples. Sa méthode
est voisine de celle de l'ethnologue : il se penche sur le
passé, l'éducation de chacun, note davantage le fruit de ses
visions que de ses réflexions, mais le résultat est là et souligne
la puissance du mirage fondamentaliste. Un témoignage captivant qui
semble confirmer que la dévitalisation des peuples par la religion
est de retour.
Mr Ashenden agent secret (Somerset Maugham)
Maugham n'est pas qu'un prétexte à la
rime dans une chanson d'Alain Souchon. Il est un de ces écrivains qui
œuvra dans la première partie du siècle dernier et que l'oubli
frappe injustement. Le lectorat porte ses suffrages vers des auteurs
de seconde zone, insipides et inopportuns, bref : actuels.
Or, que de talents, que de pépites sur lesquels le temps n'a pas de
prise, et qui méritent par là d'être lus. Les nouvelles de
Somerset Maugham se rangent assurément dans cette catégorie.
Maugham a ouvert la voie au roman d'espionnage, même s'il ne s'est
pas cantonné à ce genre. Cynique, désabusé (mais sans trop forcer
la note), et ne se prenant jamais tout à fait au sérieux,
l'écrivain britannique a inspiré Graham Greene, Eric Ambler et John
le Carré.
Mr Ashenden est le héros des huit
nouvelles de ce volume. On le suit à travers l'Europe du premier
conflit mondial, jusqu'au fin fond de la Russie où se prépare la
révolution bolchévique. L'auteur, lui-même un temps agent secret,
connaît son affaire, même s'il déclare dans sa préface qu'il
préfère prendre des libertés avec son expérience pour élaborer
plus librement son récit. La recette est savoureuse, so
british. Pas de coup de théâtre, pas d'analyse psychologique
inutile mais avant tout une atmosphère que l'humour ne renonce pas à
visiter. Tout l'art de
Maugham tient dans ce qu'il a choisi de naviguer à sa guise dans ces
histoires où l'intrigue est souvent secondaire. Il sait captiver le
lecteur avec des personnages en proie au mensonge, à l'amertume mais
qui peuvent aussi être touchés
par l'amour. Au fond, représentants de nos qualités et de nos
vices. Un style maîtrisé qui favorise
une lecture des plus agréables.
Quand un crocodile mange le soleil (Peter Godwin)
Peter
Godwin, journaliste new-yorkais, est né en Rhodésie. Il a servi
dans l'armée de ce pays longtemps considéré comme l'âme sœur (et
naturellement damnée) du régime d'apartheid d'Afrique du Sud.
Depuis la guerre d'indépendance, la Rhodésie est devenue Zimbabwe.
Robert Mugabe y a instauré une dictature mais qui, du fait qu'elle
soit à l'initiative de Noirs guidés par de « nobles idéaux
marxistes », a fait avaler des kilomètres de couleuvres aux
bonnes consciences occidentales. Celles-ci ont mis beaucoup de temps
avant de condamner la chasse au Blanc érigée en sport national. Car
au Zimbabwe, il ne fait pas bon être Caucasien, surtout si on a
construit à la sueur de son front de riches exploitations fermières.
Peter
Godwin, qui retourne voir régulièrement ses parents restés là-bas,
constate et note au fil des ans la déliquescence dans laquelle
plonge son pays natal. Le constat est amer. Depuis 1980, l'espérance
de vie a chuté de 57 à 34 ans, 35 % de la population est atteinte
du sida. Le pays détient le record mondial d'inflation et un taux de
chômage de 70 % (chiffres de 2008). Quant à la politique de redistribution des terres,
elle relève de la même gabegie, les nouveaux propriétaires noirs
se révélant incapables d'appliquer les techniques et la rigueur de
leurs prédécesseurs qui en avaient fait le grenier de l'Afrique.
Godwin assiste, effaré, à la confiscation des biens des fermiers
blancs par ces commandos de « vétérans » avinés et
camés, aux méthodes autant musclées qu'illégales.
De manière plus
intimiste, il rapporte la déchéance de ses parents et les
nombreuses vexations qu'ils subissent. Jadis comptant parmi les
garants de la richesse du pays, ils sont devenus des parias. Un
témoignage qui se lit d'une traite malgré ses quelques concessions
payées au dogme du politiquement correct. Pour comprendre
l'actualité et la réalité d'un racisme africain.
Bienvenue au club (Jonathan Coe)
Cette
histoire d'ados traversant l'Angleterre pré-tatchérienne dans les
années 70 du côté de Birmingham rapporte avec talent la profusion
et l'audace culturelle de cette époque, surtout du point de vue
musical. Le titre original du livre (The Rotter's Club) est
emprunté à celui de l'album le plus étonnant et le plus audacieux
de cette période, dû au génie du groupe Hatfield & the North,
fulgurante comète qui traversa un espace pourtant déjà très
foisonnant de richesses inventives en le marquant de manière
indélébile. Mais l'on trouve aussi dans ce « club des mauvais
garçons » des dépucelages, des attentats terroristes, des
« mouvements sociaux » (comme on dit pudiquement à la
SNCF), du théâtre, un petit journal de collégiens impertinents, un
Noir surnommé Banania qui parviendra à tirer son épingle du jeu...
et des hectolitres de bière. Pour clore le tout, Jonathan Coe nous
balance un chapitre joycien, période Ulysse, tout à fait
réussi et jouissif. Pour les nostalgiques de Yes, de Genesis et
d'Eric Clapton (qui osa déclarer que la Grande-Bretagne était
devenue la colonie de ses colonies ! horresco referens), mais aussi pour tous les
autres qui souhaiteraient y aller voir de plus près.
Walden (Henry D. Thoreau)
C'est
un livre phare, autobiographique, qui raconte la vie du poète
Thoreau dans une cabane perdue au milieu des bois deux années durant
('expérience qu'a réitéré Sylvain Tesson durant 6 mois en
Sibérie). Ces phrases extraites de l'ouvrage illustrent sa démarche.
« Vers la fin de mars 1845, j'empruntai une hache et m'en allai
dans les bois près de l'étang de Walden, près de l'endroit où
j'avais l'intention de bâtir ma maison (…). Je m'en allais dans
les bois parce que je voulais vivre sans hâte, faire face seulement
aux faits essentiels de la vie, découvrir ce qu'elle avait à
m'enseigner, afin de ne pas m'apercevoir, à l'heure de ma mort, que
je n'avais pas vécu. » Thoreau se raconte, fait partager ses
réflexions sans véritable projet ou plan. Il erre au gré de sa
fantaisie et sous la prose se révèle sa poésie. L'auteur de
Désobéissance civile, qui
fut incarcéré pour avoir refusé de payer l'impôt, semble avoir
trouvé dans la forêt une sérénité, celle inspirée par une vie
simple et rude mais où la méditation garde sa place. Thoreau :
un maître zen d'Occident !
mardi 9 septembre 2014
Rêveurs (Knut Hamsun)
Il
ne faut pas renoncer à s'abreuver à la source pure que constituent
les romans de Knut Hamsun, prix Nobel de littérature 1920. Rêveurs rapporte les péripéties
d'une bourgade norvégienne habitée par la figure originale de
Rolandsen, jeune homme cherchant sa place dans une société où le
progrès pointe son nez. Pour se consoler, il n'a que ses rêves :
monter une petite entreprise de colle à base de résidus de poisson
et conquérir toutes les jolies créatures du voisinage, de la fille
du riche marchand à l'épouse du pauvre pasteur... C'est
magnifiquement écrit (et traduit), avec la force de la simplicité
mais aussi un inimitable talent.
Eloge de l'élitisme (Claude Javeau)
L’élitisme !
quel terme odieux pour notre société civilisée. C’est pourquoi
qui prétendrait en faire l’éloge devra prendre quelques
précautions. A cet effet, Claude Javeau a veillé à donner à son
pamphlet un tour acceptable, car la vindicte médiatique est toujours
prompte à désigner les éléments déviants.
Que
dit Javeau dans ces quelques pages au style élégant et à la
lecture agréable ? Qu’il faut une réforme de l’éducation,
bien entendu. Du fait que la télévision a fortement contribué à
asservir les masses (par l’interposition des univers régis par MM.
Bouygues et Berlusconi).
Mais
s’il ne s’agissait que de cela. Aux effets nocifs du petit écran
désormais promu à la place d’honneur dans les foyers (médias
devenus orfèvres dans l’art de transmuter l’information en
production d’émotions, événements sportifs, funérailles de
têtes couronnées), il convient d’ajouter Eurodisney, la légion
d’honneur à Johnny, le prétendu génie attribué au moindre
joueur de djembé, la ringardisation systématique du passé, les
rentes de situation des fonctionnaires, le jeunisme sur le mode « les
jeunes ont nécessairement quelque chose à dire », « les
apologistes de la société de consolation » (Comte-Sponville,
Jacques Salomé) et de la repentance, le fascisme devenu l’insulte
passe-partout (surtout pour les demi-solde et les ayatollahs de la
pensée façon BHL), la dictature des associations (via les « forums
sociaux ») et des minorités (musulmans, taggeurs…).
Justement,
les minorités. Il y a les mauvaises et les bonnes. Celle constitué
par les élitistes est à classer dans la seconde catégorie. Ceux-ci
n’en sont pas moins à classer parmi les espèces en voie de
disparition, menacées d’être anéanties par ce brouet dont, en
particulier, la gauche communautarisme « prétend imposer la
recette à tout le monde ».
Bien
entendu, on goûte peu ceux qui viennent gâcher la fête en
arrachant les lampions. « Si le roi est tout nu, écrit Javeau,
il ne faut point se contenter de dire qu’il se pourrait qu’il fût
un peu débraillé. » On le voit, non content d’écrire à la
plume et de s’en vanter, l’auteur emploie l’imparfait du
subjonctif pour dénoncer les abus de l’intolérance portant
atteinte à la liberté et à l’intégrité de la pensée. Deux
facettes qui contribuent aussi à nous rendre ce monsieur plutôt
sympathique.
Oro (Cizia Zykë)
Il
y a dans Oro tous les
ingrédients pour faire un bon roman d'aventure : des flics et des
politiciens véreux, de la bagarre, de la coke, de l'alcool, des jeux
de hasard, des magnums (champagne et armes à feu), des fêtes et des
nymphettes. Seulement ici, on est dans la réalité.
La
philosophie de ce livre est brute et sans appel. A un monde façonné
pour les faibles, l'ancien légionnaire Zykë
impose le sien et son
refus de se soumettre. Face à l'hypocrisie, aux mensonges et aux
jérémiades, il proclame la légitimité de la loi du plus fort. Un
récit remarquable et rare par les temps d'émasculation qui courent.
Les Olympiques (Henry de Montherlant)
Voici un livre évoluant entre le
récit, la nouvelle, l’essai et la poésie. Il va bien au-delà de
la seule idée du sport et de la compétition puisqu’il décrit des
personnages cherchant à échapper à leur condition d’êtres
promis à la déchéance, exhortant à un nécessaire dépassement.
On y trouve évoqué tant l’aspect aristocratique que démocratique
de toute activité physique où la force puise dans l’esthétique
et l’ordre… Vertus qui se retrouvent dans un monde païen jadis
habitué à triompher et à se surpasser. Montherlant jubile en
associant le sport au jeu et à une certaine idée d’accomplissement
individuel. « On redonne vie au vieux principe qui gouverne le
monde antique. » De Coubertin n’en est pas le seul artisan.
Il a seulement témoigné de ce désir de retrouver une grandeur
passée.
Tandis que Montherlant, s’avoue
incapable « d’aimer dans la faiblesse » – et comment
le pourrait-il lorsqu’on a parcouru son œuvre ? –, il compose
Les Olympiques, avec le souvenir d’avoir arpenté la cendrée des
stades, tapé dans le ballon, toréé, guerroyé. Il est homme qui
conjugue la littérature et l’action, pour qui le sport est une
déclaration de guerre à soi-même. A 45 ans, il a composé ces
pages avec toute la lucidité de celui qui entre dans son acmé :
« Il n’est aucune sorte de jeunesse vers laquelle un homme
mûr, ou sur son déclin, puisse se retourner avec autant
d’approbation heureuse, que celle qu’il passa dans les stades,
sous le sourire de ces trois divinités : celle de la « gymnastique
», celle de la poésie, et celle de l’amitié. (…) Une jeunesse
athlétique contient assez de richesse, et de richesse diverse, pour
nourrir en quelque chose chaque moment de notre développement
intérieur et chaque étape de notre destinée. »
La boxe, le football, la course à
pieds, ne constituent que des supports à son discours. Ces
Olympiques sont traversées par la statuaire athlétique grecque, des
visions de jeunes filles à l’entraînement subjuguées par
l’effort et la volonté de vaincre en pleine lumière, lorsqu’il
n’est plus possible de « raconter d’histoires ». Le
corps se dévoile dans un stade devenu terrain de vérité, dans un
monde d’où l’apparence est évacuée, hors la profusion des
discours, la manipulation et la tromperie. « De même que nous
modelons notre corps par des exercices appropriés, des massages
appropriés, voire un régime approprié, nous devons sans cesse
modeler notre être jusqu’à ce qu’il remplisse tout l’espace
délimité par nos possibles, jusqu’à ce que nous soyons
exactement et parfaitement ce que nous sommes. »
Un chapitre comme Le trouble dans le
stade, dont est tiré cet extrait, constitue à lui seul un traité
d’éveil à la vie et à la victoire, à cette victoire qui, si
elle est petite, n’a que le goût de la défaite.
Comment se procurer ce livre ? Le
fait qu’il ne soit plus réédité, sinon dans un volume de la
Pléiade, donc à un prix peu accessible, nous édifie assurément
sur la puissance dangereuse de son contenu. Il faudra donc arpenter
les bouquinistes pour dénicher ce bréviaire de grande santé qui
vient compléter les thèmes (la guerre du Songe et la
tauromachie des Bestiaires) chers à l’un des écrivains les
plus roboratifs de notre littérature.
Première considération inactuelle (Frédéric Nietzsche)
Cette
première considération n'est pas la plus connue. Elle a permis à
David Strauss, bien malgré lui, de passer à la postérité par
l'éreintement que lui fait subir le philosophe au marteau. En se
dressant contre une oeuvre convenue, Nietzsche pourfend la faiblesse,
l'assèchement, l'aridité, la confusion et la préoccupation pour le
commerce. Il invoque la force et la fécondité qui doivent seules
alimenter toute entreprise culturelle, et remet par là les pendules
à l'heure au sein d'une société allemande déjà déliquescente.
Ce qu'il déplore est aussi et toujours ce que nous déplorons : « Il
y eut un temps, éloigné il est vrai, où le philistin était toléré
tant bien que mal comme quelque chose qui ne parlait pas, et de qui
l'on ne parlait pas : puis il y eut un temps nouveau où l'on
caressait ses rides, où on le trouvait drôle et où l'on parlait de
lui. »
Quant
à ce goût pour la nouveauté et l'originalité telles
qu'elles monopolisent désormais les esprits (et aujourd'hui bien
plus qu'hier), Nietzsche est catégorique : « Il est
indifférent que cette croyance soit nouvelle ou ancienne, originale
ou imitée, alors qu'il importerait qu'elle soit seulement
vigoureuse, saine et naturelle. »
Antartida (Francisco Coloane)
Chez
Coloane, l'aventure, même si elle n'est pas spectaculaire, est
toujours au rendez-vous. Et c'est un vrai bonheur que d'embarquer
avec lui.
Le voile d'Isis (Pierre Hadot)
Loin des ors et des chapelles,
Hadot construit une œuvre exigeante et solaire. Branché directement
sur la pensée antique (Plotin, Epictète, Socrate, Marc Aurèle), il
n’est pas étonnant que son Voile d’Isis emprunte de nombreuses
références aux Anciens pour notre plus grand bonheur… et notre
édification. Mais l’époque contemporaine n’en est pas moins
sollicitée. Le lecteur sera donc transporté d’Héraclite à
Heidegger, se reposera dans les temples des dieux païens et se
nourrira du nectar de la philosophie occidentale. Un sacré voyage.
Court Serpent (Bernard de Boucheron)
Après
une carrière passée à décider et gérer les affaires du grand
capital, Bernard de Boucheron a résolu de se consacrer à
l'écriture. Le capital a peut-être perdu un capitaine, mais la
littérature a gagné un auteur talentueux et plutôt fréquentable.
lundi 8 septembre 2014
Déconnectez-vous ! (Rémy Oudghiri)
Le
propos de l'auteur, qui surfe sur la vague du Indignez-vous !,
est simple : il est grand temps de maîtriser son rapport aux
nouvelles technologies qui créent de la dépendance. Autrement dit :
survivre sans internet et téléphone portable. Qui est prêt à
tenter l'expérience ? De plus en plus d'individus et de
structures s'y essayent et font figure, en la matière, de pionniers
face à une somme colossale d'intérêt en jeu, à commencer par la
publicité. Car l'ultra performance ne donne pas pour autant plus de
sens à la vie. Elle est même porteuse de « performances
insignifiantes ». En tout cas pour le consommateur, puisque les
multinationales, par le biais de cette technologie, collectent de
leur côté une information très signifiante et significative...
La
connexion est aussi cause de déconcentration, notre capacité
d'attention s'en trouve dépréciée (par exemple, il est prouvé
qu'il est de plus en plus difficile aux internautes assidus de lire
un livre). De fait, la connexion nous déconnecte. Et l'on commence à
voir des intoxiqués opter soudain pour le mode déconnecté. Ce que
font, par exemple au Japon, les Mori Girls, ou ''filles de la
forêt'', qui optent pour le « ralentissement et le retour aux
traditions ».
La
meilleure manifestation du désir de liberté semble donc être la
reconnexion à soi-même. Il y a des vertus dans le silence, la
solitude, l'oisiveté. Et l'auteur de nous orienter vers quelques
lectures de références, de Jean-Jacques Rousseau à Sylvain Tesson
en passant par David Thoreau, grand contempteur de la technologie.
Ces hommes ont vécu et c'est ce que préconise Rémy
Oudghiri : ne pas oublier de vivre. Cela commence tout
simplement par savoir s'étonner et
lever les yeux vers le ciel.
En route vers l'ouest (Jim Harrison)
De la France (Cioran)
Ce
petit traité composé dans le Paris occupé de 1941 nous entretient
de la France et de son goût désormais affirmé pour la décadence.
Cioran aime et admire pourtant cette France où il a trouvé asile.
Il s'est abreuvé au style de ses moralistes, a vibré à la
fréquentation des œuvres de ses poètes et de ses musiciens.
Cependant, il ne peut s'empêcher de la vilipender avec le cynisme et
la rage froide qui plus tard s'affirmeront dans son Bréviaire
des vaincus. Il se sent
fécondé par la vue
de ces Français des croisades devenus Français du bien-être et de
l'ennui, « de la cuisine et du bistrot ». Il note avec
une fiévreuse jubilation que le spectacle de ces combats menés
désormais pour la réplétion et l'opulence ouvrent peut-être la
voie à l'épuisement général des autres nations. Ce peuple « qui
se momifie dans le doute », qui vit sur les ruines des exploits
du passé et qui cependant parvient à être dégoûté de lui-même
le fascine. (« Un pays tout entier qui ne croit plus à rien,
quel spectacle exaltant et dégradant ! ») Une diatribe chargée de considérations intempestives mais ô combien
lucides qui méritait d'être enfin révélée au grand public.
La Vouivre (Marcel Aymé)
Marcel
Aymé, le Franc-Comtois, nous immerge dans un pays de bois, de
champs, d'étangs et de légendes.
Si
la figure de vouivre n'es pas vraiment au centre de cette histoire,
sa présence monopolise les esprits de Vaux-le-Dévers et des
environs. L'a-t-on vue se baigner nue, sa robe de lin blanc et son
précieux diadème déposés sur la rive mais gardés par une armée
de vipères vigilantes et dévouées ? Y croit-on seulement ?
Les êtres balancent entre la superstition et l'évidence des sens,
du maire laïcard au curé soucieux de préserver la paix dans sa
paroisse que les croyances païennes n'ont pas tout à fait désertée.
Le maire tremble devant son député, le curé devant l'évêché...
Chacun a vu la Vouivre mais aucun n'irait l'avouer à l'autre. Cela
dérange évidemment les dogmes qu'on imaginait solidement installés.
La
Vouivre se confie à Arsène, jurant qu'elle n'a pas affaires avec le
diable ; elle est juste une fille « sans mystère »,
amoureuse des bois de l'étang, de la rivière et des saisons. « Le
ténébreux, dit-elle encore, c'est toi. Dans ta tête de bois, tout
est noyé d'ombre et de brouillard. Mais depuis que les prêtres
d'infini sont venus vous détourner de vos dieux, vous êtes tous
comme ça, les Jurassiens. »
Survivante
d'une divinité des sources celtiques ou jeune fille fantasque ?
Nul ne le saura vraiment.... Mais ce roman plein de fraîcheur, de
volupté et de panthéisme, de la veine des histoires d'Henri
Vincenot, peut figurer en bonne place dans la bibliothèque de l'amateur de littérature exigeant.
Inscription à :
Articles (Atom)