dimanche 15 novembre 2015
mardi 28 juillet 2015
Pop Conspiration (Arnaud Bordes)
Il est des combats
permanents mais souterrains dont l'origine se perd dans des âges
aussi sombres que les desseins qui les animent. Arnaud Bordes, dans
ce court roman plein de bruit et de fureur, nous le confirme, avec
toujours cette langue riche, classique, poétique qui manque à notre
littérature.
Il y a (en gros)
d'un côté l'Anglo-Saxon et le communiste, de l'autre l'art et
l'aristocratie. Deux poids, deux mesures, deux visions du monde, deux
officines pour lesquelles « la réalité est dans la
grotte »... Murcie et Morvan, ainsi que leurs exécuteurs, sont
les acteurs occultes – très occultes ! – d'une série de
complots et de règlements de comptes ancrés dans l'Histoire
européenne et qui pourraient expliquer, s'ils étaient connus, la plupart de ses bouleversements. Londres, Ostende, le Havre, Lyon, Pau (depuis
laquelle Arnaud Bordes distille ses abyssales révélations... pour
reprendre une expression chère à Jean Parvulesco qui traverse ces
pages) sont les lieux où se préméditent et se commettent des
meurtres nécessaires. Annemarie Pop, belle et insouciante à ses
heures, fait le vide. Elle a suivi un entraînement dans un camp du
fin fond de l'Auvergne et use de lames de marques réputées. Mais
comme il a été déterminé qu'elle avait trahi, elle doit donc être
éliminée à son tour... Un voyage halluciné à plusieurs voix et à
entrées multiples, une spirale infernale, un récit qui se lit et,
surtout, se relit pour en saisir toute la délétère substance.
Géographie de l'instant (Sylvain Tesson)
Un
recueil de textes, certes, mais peut-être à ce jour qui
constitue le livre le plus riche
de Tesson – à l'instar du Qu'est-ce que je fais là ?, de Bruce Chatwin. Dans cette Géographie de l'instant,
l'auteur enseigne en
effet une doctrine de vie et fait part des observations sur le monde
d'un « marcheur converti à l'ascétisme de la piste »,
lui-même en l'occurrence. Et s'il s'interroge sur l'impératif de
partir, de voyager, sa réponse est qu'il n'a trouvé aucun motif de
ne pas le faire. Il ressent
intensément ce besoin et il le fait savoir. Dans le même temps, il
ne raconte pas d'histoires et sait aller à l'essentiel. En
particulier
quand il évoque la
Russie, un territoire où tout semble encore possible. Le texte
« Vivre, boire et se pardonner » est chargé de
significations et témoigne du don d'observation de l'auteur. Ainsi :
« Les Russes possèdent le don de jeter toutes leurs forces
dans la bataille de l'instant », et encore : « Moi,
quand j'arrive en Russie, je respire. Comme si on avait ouvert la
fenêtre. » Cette culture s'accorde sans doute avec les
principes d'ascétisme que Tesson s'est donnés, un peu aménagés
tout de même puisque l'alcool n'en est pas absent. (Ce qu'il a payé
cher lors de l'escalade du chalet de Jean-Christophe Ruffin...)
Mais, sous bien d'autres horizons, il
trouve matière à exprimer
sa différence, et l'abîme qui le sépare parfois de la condition de
ses semblables (même s'il lui faut parfois savoir sacrifier aux
obligations et impératifs germanopratins). Et quand il manifeste sa
réprobation, il ne va pas toujours dans le sens du politiquement
correct. Nous n'en sommes pas dupes, le statut d'écrivain-voyageur
implique le plus souvent un attachement modéré à un système qui
déploie essentiellement ses tentacules au sein des métropoles et
que sous-tend un relativisme utopique, relativisme en fait tout
« relatif » propre aux sociétés occidentales. Par
exemple, dans le Paris socialiste, on ne fête pas le carnaval ou la
fin du carême mais le nouvel an chinois ou la fin du ramadan.
Comment aimer le Paris socialiste, et le Paris tout court, cette
figure moderne de l'Urbs ? Là est toute la question quand les
vastitudes vous appellent...
Quant aux livres qui l'ont accompagnés,
peut-on dire qu'ils ont contribué à faire de Tesson un homme
complet, homme d'action autant que de pensée ? Sans doute du
fait que ses lectures ne sont pas anodines. Qu'on en juge :
Hamsun, Matzneff, Cioran, Nietzsche, Schopenhauer, Jünger, Mishima,
Morand ou Keyserling. Nous
avions eu un aperçu de ces viatiques lors de la lecture de Dans
les forêts de Sibérie,
déjà chroniquée dans ce blogue. Du reste, cette Géographie
se termine sur un magistral éloge de la lecture. (« Le livre
sacre le lieu où il est lu. ») Et la boucle est bouclée.
lundi 27 juillet 2015
Nietzsche ou la sagesse dionysiaque (Rémi Soulié)
Comme
le fait remarquer Rémi Soulié, la pensée de Nietzsche, en ce
qu'elle est fragmentaire, trouve une correspondance avec les membres
dispersés de Dionysos. Mais elle est surtout tellement riche qu'on
peut encore lui trouver des sens cachés ou proposer de nouveaux
angles d'éclairage. En faisant le pari de déceler une sagesse dans
le mythe du dieu au thyrse, Rémi Soulié n'ignore pas ce qui
caractérise celui-ci : passion, enthousiasme, ivresse, fête,
folie, à quoi s'ajoute ce tempérament tragique qui fut source
d'inspiration principale du théâtre antique. Mais Dionysos est
aussi un poète virtuose de la danse et adepte de la vie intense. Si
l'on doit voir en lui de la sagesse, ce n'est pas celle qui s'ébat
en tout cas dans un monde d'esclaves devenus maîtres et de forts
fragilisés. Cette sagesse divine ne se nourrit pas de modération et
de tempérance ; elle n'est pas vie calculée, encombrée de
malades et d'apothicaires, d'où on aura évacué le maximum de
risques. Nietzsche l'énonce sans détours :
« C'est la
folie qui aplanit le chemin de l'idée nouvelle (…), les hommes
d'autrefois étaient bien plus près de l'idée que là où il y a de
la folie il y a aussi un grain de génie et de sagesse. » Le
sage dionysien est celui qui dit oui à la vie, c'est-à-dire
à soi-même et à toute l'existence. Donc un élément qui a pris
ses distances avec l'esprit de troupeau, un entrepreneur de
démolition et un créateur. Voilà la sagesse au sens extra-moral.
Cet
essai, étayé de percutantes citations, enchantera ceux qui se sont
donné pour compagnon de route l'ermite de Sils Maria, mais aussi les
amateurs de mythe et de philosophie non conforme.
La Vie des hommes (Olivier Bardolle)
On sait en compagnie de qui Bardolle voyage : H. G. Wells, Ortega y Gasset, Péguy, Bernanos, Lévi-Strauss, Baudrillard, Debord, Serge Latouche... Pas franchement des penseurs et écrivains « en phase avec leur époque », pour reprendre un terme cher aux gardiens de la pensée unique. Bardolle annonce la couleur dans son petit texte Le délicieux vertige de la dissolution. Car c'est de décadence et de dissolution que l'auteur va nous entretenir tout au long de cette suite d'essais parus entre 2003 et 2012. Ceux qui ne connaissent pas Olivier Bardolle découvriront un style sans forfanterie ou circonvolutions, émaillé de pertinentes réflexions. Il y en a, dans ces presque 800 pages, pour tous les goûts. Des fragments : Le Monologue implacable, dédié à Cioran, et La Vie des jeunes filles, dont les adeptes du féminisme pur et dur aux œillères étroites doivent absolument s'abstenir de la lecture. Après une réflexion sur le mensonge (Du ravage du manque de sincérité dans les relations humaines), Bardolle confie son pessimisme sur le devenir de notre civilisation (L'agonie des grands mâles blancs sous la clarté des halogènes). Il signe un Petit traité des vertus réactionnaires, dédié à Philippe Muray et à peine moins réjouissant (mais assez jouissif) et préfacé par Éric Naulleau. Également à lire, une très lucide étude sur la littérature d'où il ressort que celle-ci n'est désormais que ressassement et qu'il n'y a à sauver de notre époque, semble-t-il, que quelques phénomènes, en l'occurrence Proust, Céline et... Houellebecq. Bien entendu, ce n'est pas exprimé aussi crûment, mais le propos ne manque pas d'intérêt. En tout cas, le « parisianisme autosatisfait ne date pas d'aujourd'hui ».
Pour
celles et ceux qui n'auraient pas fréquenté Bardolle, c'est le
moment de se lancer. Je vais peut-être faire grincer des dents, mais
il me semble plus essentiel que Muray qui tournait un peu en rond
dans le giron de ses obsessions (paix à son âme tout de même). En
tout cas, cette Vie des hommes,
des jeunes filles et de bien d'autres entités, vaut le détour.
samedi 25 juillet 2015
Les Titans et les dieux (Friedrich Georg Jünger)
Qui
s'intéresse à la mythologie n'apprendra rien d'essentiel à la
lecture de ce choix de textes issus de trois ouvrage de F. G. Jünger
(le frère de Ernst). Ce livre a cependant deux mérites :
remettre en mémoire les principaux épisodes et traits relatifs au
Mythe, et faire connaître un auteur assez peu traduit en français.
L'ouvrage aurait pu s'appeler ''Les Titans et les Géants contre les
dieux'', car c'est en gros le thème de cette compilation. Il y est
aussi question de la place de l'homme, technicien qui « s'est
donné pour but de dompter subjuguer par la violence la nature
élémentaire », dixit Jünger. Du côté des Titans, il y a
Prométhée, l'ami de l'homme, animé d'une réelle volonté propre.
Un chapitre de l'ouvrage est titré « L'homme titanesque » ;
l'homme y est vu comme plaçant « une confiance sans borne dans
ses propres forces (…) à la manière de Prométhée ». C'est
une des parties la plus intéressante de ces pages avec les deux
longues évocations de Pan et de Dionysos, peut-être les figures les
plus proches de l'homme avec Prométhée, du moins les plus impliqués
dans la vie de celui-ci. Ici, Jünger prend le temps de développer
son sujet. Pan, mi-homme, mi-dieu dans l'apparence qu'il se donne,
s'endort quand le soleil est au zénith et brûlant, à midi.
« Il est nu, il se couche à la belle étoile, mariage et
propriété ne sont pas son affaire. » Il est rétif à la
ville, contrairement à Dionysos aux multiples
figures, tantôt éphèbe, tantôt vieux, chauve et
barbu,« dieu à transformations et qui transforme les
humains ». Si le dieu au thyrse commerce lui aussi avec les
nymphes, il est très entouré – ménades, félins, taureaux,
serpents –, et les cortèges ainsi formés autour de lui viennent à
la ville pour célébrer des fêtes où, bien sûr, le vin n'est pas
absent. Dionysos aime la foule en fête, il est « éveilleur de
tout plaisir profond, explorateur des cimes et des abîmes de la
vie ». Jünger déplore, à juste titre, d'avoir tourné le dos
à cette « festivité de la vie », telles les Grandes
Dionysies de mars à Athènes ou la Fête des fous de Noël au Moyen
Âge. Et il demande : « qu'avons-nous que l'on puisse
mettre à la place ? » (On n'a toujours pas la réponse.)
On
trouve également une place pour Zeus, Apollon, les héros Héraclès
et Achille, ainsi que des propos sur le mythe et la tragédie d'un
réel intérêt. Si Dionysos est à « l'origine de toute
représentation du mythe sur la scène tragique », le mythe,
quant à lui, « n'entre pas dans les spéculations sur
l'éternel et l'infini. Pour lui, les dieux sont là dans leur
présence impérissable ». C'est ce qui fait toute la
différence avec une religion historique qui opère un clivage entre
temporel et spirituel et ne se risque pas aux représentations.
À
noter, en fin de volume, une intéressante biographie rédigée par
Alain de Benoist.
jeudi 2 avril 2015
En territoire ennemi (Didier Goux)
En
territoire ennemi, Didier Goux s'y sent assurément. Il n'est qu'à
aller consulter son blogue. Ses réactions vis-à-vis de cette
époque, à laquelle décidément il s'accorde avec difficulté et
qui nourrit son inspiration, ne s'adressent ni aux tièdes ni aux
repentants... Mais ce livre qui puise dans ses textes livrés à la
Toile est loin d'être une compilation de ruminations et d'humeurs.
On trouve dans ces pages des réflexions, des analyses parfois d'un
jour, parfois plus profondes mais d'une grande lucidité. Ce sont
celles, tour à tour d'un citoyen (quoique ce terme ne soit pas le
plus approprié pour un anti-moderne de la trempe de l'auteur), d'un
lecteur compulsif, d'un époux, d'un mâle blanc hétérosexuel
modérément chrétien et qui aime la vie et ses plaisirs. Au sein de
ces 400 pages, il y a ce qui fut : principalement la musique et
la littérature (Proust, Dostoïevski, Balzac...) ; des âges
révélateurs d'une culture servie par de réels talents et appelée
à nous survivre. Il y a aussi cette époque, « la nôtre »,
envers laquelle Goux se montre nettement plus polémique et
intempestif. Il y évoque la figure de son ami Renaud Camus et de
Philippe Muray (avec lequel Goux écrivit en alternance quelques
centaines de volumes de la série Brigade Mondaine !).
On pourra lire dans cette section ses plus percutantes formules,
telle celle-ci : « (…) nous plaignons les malheureux
progressistes de continuer à errer comme ils font dans les
brouillards de leur jeunesse attardée »... Et puis il y a ce
qui est éternel, pas toujours visible, les choses, la condition
humaine et animale. C'est, le plus souvent, une succession de
scènes vues ou vécues qui peuvent sembler anodines et
innocentes mais que l'auteur, peu enclin à sacrifier à l'air d'un
temps saturé par l'ingénuité
de l'idéologie des droits de l'homme, replace dans la réalité
de leur dimension. Les voyages en train, le mariage, le rituel des
apéritifs, le tourisme de masse, l'Éducation nationale, le droit du
sang, l'homophobie, la religion, la grande famille du monde de
l'édition et du cinéma, le bon emploi des mots, les méfaits du
communisme et de l'islam, le journalisme (milieu que Goux connaît
bien pour travailler dans la presse
à scandale), les blogueurs, et bien plus encore :
dans ces textes, où se mêlent habilement sagacité et alacrité,
chacun trouvera largement de quoi picorer et faire son miel.
Le Songe d'Empédocle (Christopher Gérard)
Le précédent
tirage de ce roman étant épuisé, et eu égard surtout à sa
qualité, il était souhaitable de procéder à une réédition (première parution en 2003). C'est chose faite avec, en
prime, une version révisée par l'auteur.
Qui n'a pas connu ou fréquenté Christopher Gérard découvrira un écrivain digne d'une civilisation qui ne cherche pas à se fondre dans l'universalisme et la globalisation ambiantes ; une civilisation - nous dirons : indo-européenne - animée par les mânes et la pensée de ses grands anciens,
héros, éducateurs et esprits intrépides. Depuis Jünger et Montherlant, peu nombreux sont, hélas, les auteurs qui ont un
héritage à transmettre. Avec Le Songe d’Empédocle, pour ainsi dire au cœur de l'œuvre de Christopher Gérard, la relève semble assurée.
Celui-ci a rejoint en effet le cercle très fermé des
authentiques écrivains païens qui, contre bigots et dévots, ont fait le choix de consacrer au vaste monde des sens et des
idées. Il n’est pas anodin que Jean Mabire, Gabriel Matzneff,
Alain Daniélou (et peut-être aussi Arno Breker...) soient évoqués
dans cette histoire. Ces
figures n'ont-elles pas brandi le flambeau d'Athènes, de Rome, d'Avalon, de
Bénarès et, plus généralement, d'une transcendance qui aura forgé
l'âme d'une grande civilisation ? Du moins Oribase, le
héros de Gérard, voyage-t-il en excellente compagnie. A sa suite,
le lecteur se trouve convié à emprunter un itinéraire qui ne doit rien
à l’errance et au hasard. De la forêt de Brocéliande aux rives
du Gange, en passant par le Capitole, le jeune homme franchit peu à
peu les étapes de son
initiation auprès de quelques sages, hommes remarquables,
éveillés et initiés dont on n'ose plus croire à l'existence.
Un parcours hautement édifiant où l'on sent que l'auteur s'est
investi pour fournir au lecteur (attentif !) une multitude de
pistes, de repères et d'indices, l’encourageant à échapper à la
médiocrité, à l'exténuation et à la perte de mémoire.
Plus qu'un hommage sincère aux dieux et à la volonté d’être, ce livre invite à une incursion dans le champ
du possible tout à fait stimulante.
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