samedi 8 juin 2024

Piétà de Michel Ange


 

Le Caravage (Milo Manara)

 


La vie de Michelangelo Merisi, dit Le Caravage, n’est pas seulement celle d’un artiste génial, elle est aventureuse. Il n’ambitionne au début que de peindre pour le peuple, milieu dont il est issu, et donc de s’inspirer de ses conditions de vie. Mais pour faire carrière à son époque, il faut se consacrer à l’art sacré. Ce à quoi le destine son immense talent. Il est vite repéré, pour faire son entrée dans le monde des puissants qui n’a rien de vertueux. Le Caravage peint des vierges, une Marie-Madeleine en pleine extase ou des saintes martyres qui ont le visage et parfois l’attitude des putains qui lui ont servi de modèle. C’est aussi pourquoi, il lui est demandé de représenter ses modèles un peu moins dépoitraillés… La Mort de la Vierge est un tableau qui fait scandale et est refusé par ses commanditaires. Les acteurs de ses œuvres, quand elles évoquent des scènes de l’Évangile, sont vêtus de costumes contemporains. L’artiste fait passer des messages à travers ses toiles. La gageure est toujours audacieuse car c’est l’époque où Béatrice Cenci est décapitée, où Giordano Bruno sera brûlé… Mais notre homme, rebelle dans l’âme, a bien du mal à se discipliner. Doué pour manier le pinceau, il l’est aussi pour l’épée. Les rixes et les duels parsèment son existence, aussi brève (il décède à 38 ans dans des circonstances mal définies) que mouvementée. Qui mieux que le dessinateur italien Milo Manara pouvait mettre en scène le destin de cet exceptionnel personnage ? Il nous offre 120 pages de BD de très haute tenue.

Peinture de Nicholas Roerich


 

La Mage du Kremlin (Giulano da Empoli)

 

On ne peut pas dire que ce roman, tel que qualifié par l’éditeur, en soit tout à fait un. L'auteur n'ayant produit jusqu'ici que des essais, il s'est servi de la réalité pour rédiger son récit. Il n'y a dans ce livre quasiment aucun effort d'imagination. Le regard du Mage, en éminence grise, est prétexte à narrer la montée vers le pouvoir de Vladimir Poutine. Alors que l'Occident pensait désormais assister à « la fin de l'histoire » et que la Russie s’enlisait, après les règnes de Gorbatchev et d'Eltsine, offrant le désolant spectacle des territoires largués, de l’éclosion des mafias, et des trompeuses promesses de l’économie de marché, l’ancien empire assiste à l'émergence d’un chef providentiel.

L’intérêt de ce livre est de remettre en mémoire et en perspective la détermination et l’habileté du nouveau Tsar, mais aussi d’exposer ce qui différencie la Russie de l'Occident (avec, en filigrane, un regard sur une Ukraine qui tente de s'occidentaliser et donc de se laisser glisser dans la chute d’un Occident décadent, ventre mou devenu laquais de l’Amérique). Deux visions du monde opposées dont Vladimir Poutine est formidablement conscient. Bien entendu, le « Tsar » n'est pas vu comme un gentil, d’autant plus que ce n'est pas l'objectif qu'il s'est fixé. Se faire craindre lui importe plus que de se faire aimer.

On pourrait reprocher à Giuliano da Empoli non pas d’avoir adopté une attitude politiquement convenable (il ne s’agit que du récit issu d’un collaborateur de Poutine, donc plutôt honnête dans sa conception et bien rendue) mais de n’avoir pas assez exploité son sujet autour de la figure du président de la Fédération, notamment dans ses rapports avec une partie de l’Europe, la nôtre, liée à une Amérique qui voudrait l’empêcher d’étendre son aire civilisationnelle de l’Atlantique à l’Oural.

A la gare de Marseille Saint-Charles


 

L'archange et le prêcheur (Victor d'Usclat)

 



Julian Tannhäuser, alias Tann, de retour d’une mission 
mouvementée au Sahel, poursuit ses aventures. Avec le cinquième tome de cette série désormais bien installée dans le paysage du thriller géopolitique, on suit l’archange exterminateur de djihadistes tout en collant de près à une actualité toujours brûlante. Cela commence par l’égorgement d’un professeur d’histoire-géographie dans un lycée de banlieue… Mais, de fil en aiguille, notre héros va se retrouver projeté aux Pays-Bas et en Belgique où, le moins que l’on puisse dire, le mahométan fondamentaliste est peu inquiété, grignotant l’espace public quasiment en toute impunité. Ce nouvel opus entraîne le lecteur dans une succession de trahisons et de règlements de compte à un rythme qui ne connaît pas de répit. Une très divertissante lecture.

Alpes


 

Hymne à l'amitié (Friedrich Nietzsche)

 

Un belle initiative que cette compilation de textes en forme de viatique contre la médiocrité. Où Nietzsche ne se montre pas avare de bons conseils. L’ami, c’est évidemment le lecteur. À celui-ci, Nietzsche demande principalement de garder intacte sa volonté et son instinct, que face à la morale chrétienne soit adoptée une morale aristocratique. Autant de principes qui aideront les esprits et les corps à surmonter ce qui empoisonne un monde où contrition rime bien trop souvent avec prosternation, geignements avec agenouillements - le phénomène n’est pas nouveau, il date même de l’avènement du christianisme. Il est aussi question d’ennemis dans ces pages. Si l’on peut s’honorer d’avoir des amis, avoir des ennemis est l’assurance de ne pas se relâcher, de ne pas faiblir, de ne pas sombrer dans l’humanisme béat et la compassion, d’ainsi évoluer par-delà les injonctions égalitaristes et relativistes. Ce petit livre est un bon moyen d’entrer dans l’œuvre du philosophe au marteau ou de s’y replonger. Il est agrémenté d’une préface de Guillaume Métayer, auteur par ailleurs d’un intéressant essai sur Nietzsche et Voltaire, deux esprits européens essentiels, le premier ayant été un inconditionnel admirateur du second.

Dionysos, British Museum


 

Pensées et anecdotes (Diogène le Cynique)

 


De Diogène de Sinope, dit le Cynique, il ne nous est parvenu aucun écrit. Finalement, ne nous reste de lui que l’essence de sa philosophie, exprimée en paroles et en actes. Une manière de traverser la vie, de transvaluer les valeurs, de transgresser la morale, de faire la nique aux puissants, d’ironiser sur son entourage, de l’indigner par ses frasques et exhibitions. Si cet anar et ascète de la Grèce antique n’est pas tombé dans l’oubli, c’est grâce à Dion Crysostome et Diogène Laërce qui se sont attachés à écrire son histoire en compilant les sources dont ils ont pu disposer. Les textes où le philosophe est évoqué sont rassemblés dans ce petit livre. En forme de bréviaire pour mieux comprendre le cynisme comme règle de vie possible face aux conventions et aux schémas sociaux. On se plaît à imaginer un Diogène vivant au sein de la dégoûtante modernité libérale. Diogène en gilet jaune, en SDF, en débauché, en mode Zarathoustra corrigeant à coups de bâtons les « derniers hommes » de la place du marché.

La danse du temps et de l'âme, par Fidus


 

Mémoires (Errol Flynn)

 

Flynn aurait voulu devenir écrivain. Il a laissé des récits sur sa vie. Comme celle-ci était riche et mouvementée, elle a suffi à nourrir sa prose. Car avant d’être acteur, Flynn a connu une existence aventureuse. Comme trafiquant d’esclaves et chercheur d’or du côté de la Nouvelle-Guinée, où il lui est aussi arrivé de tuer pour défendre sa peau. Selon lui, il n’avait pas de talent particulier mais était « assez seigneurial », et cela suffit aussi à le faire entrer dans le monde du cinéma presque naturellement, sans qu’il ait eu à forcer le destin. Cet expérience d’acteur ne prend pas une place déterminante dans ce livre de souvenirs mais son témoignage sur le milieu n’est pas inintéressant. Il n’y trouvera pas de quoi freiner en tout cas son addiction pour les femmes, une autre forme d’aventure. « Les femmes m’aident à me rendre compte que je suis vivant », écrit-il. Les femmes, les filles faciles, les putains, et même les mineures, ce qui lui vaudra quelques démêlés judiciaires. Et lui qui déclarait ne pas aimer le mariage se sera tout de même passé trois fois la bague au doigt… Publiés peu avant sa mort, à 50 ans, causée par une autre addiction, due à l’alcool, celle-ci, ces mémoires retranscrivent un itinéraire qui n’a rien de très convenable mais se révèle toujours passionnant, et démontrent que Flynn était bien plus qu’un acteur doté d’un physique de jeune premier.

A Saint-Pierre et Miquelon

 


Dans les brumes de Capelans (Olivier Norek)

 



Encore une histoire de tueur en série sera-t-on tenté de dire. Et il est en effet question, dans le dernier polar d’Olivier Norek, d’un prédateur psychopathe qui s’attaque aux jeunes filles. Mais ce roman a le mérite de l’originalité. Pour commencer, l’action se déroule en grande partie dans les brumes de l’île de Saint-Pierre. On y retrouve immergé jusqu’au cou le capitaine Coste, le flic tourmenté et héros récurrent de Norek, pour le coup exilé sur ce coin de territoire français, entre Canada et Groenland. Coste va aller de surprises en surprises, et le lecteur aussi, tandis que l’enquête se poursuit parallèlement du côté de la métropole. C’est bien écrit (même si l’auteur a fait le choix de ne pas décrire physiquement ses personnages), c’est efficace et on ne s’ennuie pas jusqu’au magistral final.

Au mont Ventoux

 


Blanc (Sylvain Tesson)

 

Les livres de Tesson sont toujours essentiels. Ils incitent à sortir de la morosité ambiante. C’est comme ça, on n’y peut rien. Il n’est qu’à se laisser porter par la magie que dégage chacun de ses récits. Ce garçon qui ne saurait rester en place, toujours avide d’élargir les horizons, de connaître des sensations nouvelles, de creuser la distance avec un monde sclérosé au risque de se perdre, est un écrivain non identifié dans notre paysage littéraire... mais que nous autres, bons Européens, avons identifié. Blanc est le récit d’une traversée des Alpes, un périple rédigé dans une prose ample et sûre, à laquelle Tesson nous a habitués. (Petit rectificatif, au passage, cher Sylvain, Whymper n’est pas mort au Cervin !) Durant quatre hivers, notre wanderer parcourt les hauteurs sur un exceptionnel terrain de jeu, entre neige, glace et rocher, accompagné d’un guide et d’un troisième larron, issu d’une de ces rencontres improbables sur les hauteurs, à 6000 pieds au-dessus de la mer. « Le vent se levait sur les crêtes. Les sommets fumaient, nous continuâmes à monter par un mur de neige fraîche. Très vite, l’air devint blanc et le blanc du ciel se mêla au blanc de la terre et ce fut le blanc total. »

Plateau d'Ambel


 

Narure humaine (Serge Joncour)

 



Dans ce roman, dont la fiction n’emprunte pas qu’à l’imagination, Joncour fait défiler trente ans d’histoire du monde rural, du milieu des années 70 à fin des années 90, pour nous faire assister aux changements drastiques imposés par la mondialisation en marche. Des subventions et règlements européens à la crise de la vache folle, en passant par les expropriations pour cause de passage d’autoroutes. Contre le progrès destructeur, Alexandre, paysan du Lot, s’entête à garder l’exploitation familiale. Il se trouvera entraîné dans la lutte par quelques éléments en mode zadiste avant l’heure. Entre l’homme et la nature, c’est de moins en moins évident. Joncour est là pour nous le rappeler convoquant des personnages hauts en couleurs mais qui peuvent aussi se révéler médiocres. Reflets d’une nature humaine... humaine trop humaine.

Alpes valaisannes

 


Jungborn (Eugen Guido Lammer)

 


Le premier volume de Jungborn est paru en 1931 sous le titre « Fontaine de jouvence ». Lammer y décrit ses ascensions dans les Alpes dont beaucoup de sommets sont encore inviolés. Il n’existe guère alors de topo descriptif des itinéraires. Le matériel est celui de la fin du XIXe siècle. Pas de radio, pas d’hélico en cas de pépin, et pas de refuges aménagés ou disposés près des sommets. Sans compter des prévisions météo nettement moins fiables qu’aujourd’hui... Il est agréable de suivre Lammer, docteur en philosophie et alpiniste extraordinairement déterminé à réaliser ses courses, parfois seul, parfois accompagné par le compère Lorria ou sa jeune épouse (mais mettant un point d’honneur à ne jamais solliciter les services d’un guide). Lammer est un pionnier qui aura influencé des armées de grimpeurs. Il monte vite et bien. La fréquentation du danger lui est nécessaire. La conquête d’un sommet est pour lui comparable à une bonne dose de morphine. « Nous voulons imprégner tout notre être de la sereine beauté de nos montagnes et de l’esprit d’abnégation et d’héroïsme », écrit-il. Ainsi l’alpiniste associe-t-il la montagne à une sorte de spiritualité, de transcendance, bien entendu verticale. (Saint-Loup s’inspirera de Lammer pour composer le héros de son grandiose roman Face Nord.)

Même si ces récits peuvent sembler un peu répétitifs, l’auteur a un style agréable et fluide, à rapprocher de celui des poètes romantiques qu’il lisait d’ailleurs assidûment. Des accents et des élans qui manquent à la littérature de montagne contemporaine au style terne, car essentiellement journalistique.

Dans le second volume de Jungborn (inédit jusqu'ici en France) : on lira de nouveaux récits de courses ainsi que des considérations sur la montagne comme éthique de vie. Avec, toujours en toile de fond, cette sentence : « C’est pour vous découvrir vous-même que vous montez sur les cimes. »