mardi 19 juillet 2022

Incidences – Carnets 2018-2021 (Raymond Espinose)

 

Ce quatrième volume des carnets d’Espinose. près de 400 pages, est d’un réel intérêt et ne dépare pas les autres. Y prennent place trois années marquées par la perte d’un être cher, une rencontre imprévue et toujours l’amitié. Outre les nombreuses considérations émises sur la littérature – en particulier celle qu’on affectionne –, la vie au jour le jour du palois Espinose (également homme d’action puisqu’il s’adonne à la course à pied et à la randonnée) est mise en perspective avec des questionnements majeurs, des ruminations et une façon de concevoir, de recevoir, le monde distanciée mais stimulante. Les thèmes abordés sont nombreux et ne laissent pas indifférent. Il y est question de la mort, de lexistence de Dieu, de l’importance de se souvenir des choses essentielles, comme d’une jeunesse heureuse mais mouvementée et pleine d’excès, en passant par la nécessité d’être anarchiste tout en ne perdant pas de vue les nombreux méfaits du libéralisme et de la société ouverte à tous les vents. Même si Espinose annonce que ces carnets seront les derniers, on voudrait n’y pas croire. L’écrit intime sied à cet écrivain qui mériterait une audience beaucoup plus importante, d’autant qu’il a publié par ailleurs des romans et essais dont nous avons signalé l’intérêt et la qualité dans ce blogue.

Tombe d'Albert Camus, à Lourmarin




 

La Peste (Albert Camus)

 



Certains ont vu dans La peste un roman derrière lequel se profile la résistance au nazisme. Camus a sans doute fini par s’en persuader. Le livre, publié en 1947, au sortir de la guerre, pourrait en effet le laisser penser. Mais quand on lit ce récit d’une épidémie survenue au cœur de la ville d’Oran, le lecteur est plus enclin à croire tout simplement à une histoire d’épidémie. Une lecture contemporaine le plonge en tout cas dans un décor qui ne relève plus de la fiction. Contagion, décès, confinement, masques, vaccin (manque plus au tableau que le passe sanitaire que la technique de l’époque ne permettait pas d’appliquer). Mais on est là plus près du Journal de l’année de la peste, de Daniel Defoe, que du 1984 d’Orwell. Car on ne trouvera guère de considérations politiques dans ces pages. Chaque personnage va évoluer au sein de cette ville fermée au monde extérieur selon sa sensibilité. Il y a ceux qui voudraient s’en échapper, ceux qui se vouent à sauver des vies et les trafiquants qui profitent de la situation pour s’enrichir. Sous la plume de Camus, Oran devient le microcosme d’une société en crise (où l’on ne voit d’ailleurs assez bizarrement n’évoluer que des Européens, et principalement mâles). Cela pourrait être une analogie de la guerre et de l’occupation allemande (vous avez dit « peste brune » ?), mais le lecteur y voit bien le propos qu’il faut y voir. D’ailleurs, les ventes du livre ont connues une très sensible hausse depuis le début de l’épidémie du virus chinois.

Au musée Giono, à Lalley




 

L’iris de Suze (Jean Giono) - Un Roi sans divertissement (Jean Dufaux et Jacques Terpant)

 


Le chant du cygne de Giono est L’Iris de Suze, paru l’année de sa mort. L’écrivain sentait sa fin venir et souhaitait visiblement boucler la boucle. C’est pourquoi on retrouve dans ce roman l’atmosphère de ses premiers écrits, en particulier la « trilogie de Pan » et Le serpent d’étoiles. Ce récit nous conduit sur les chemins de la transhumance jusqu’à l’estive des hautes crêtes du Chiran, au-dessus des gorges du Verdon. Parcours qui s’achèvera dans le village de Quelte, son château et ses locataires marqués par le destin. L’histoire pourrait être simple et linéaire, il n’en est rien. Giono campe un décor où l’atmosphère est à la fois pesante et légère. Dans le cadre des paysages grandioses de la haute Provence, il fait évoluer des personnages aux comportements et motivations qui n’ont rien d’ordinaire : le bandit en fuite Tringlot, le bouvier Louiset, le guérisseur et passionné par les squelettes d’oiseaux Casagrande, le riche maréchal-ferrant Murataure, fou d’automobile, la Baronne et la belle « Absente ». Quelques-uns, moins taiseux que les autres, s’expriment – considérations, confidences, révélations –, tandis que l'essentiel est tu ou laissé en suspens. C’est ainsi que Giono, en habile conteur, égare son lecteur pour mieux le ramener ensuite à l’essentiel. Un grand moment de lecture l’écrivain déploie toute sa poésie.

 


Après avoir adapté des romans de Jean Raspail en BD, le dessinateur Jacques Terpant fait équipe avec le scénariste Dufaux (ils ont déjà signé ensemble Le Chien de Dieu, hommage à Céline, et Nez-de-Cuir, adapté du célèbre roman de La Varende) pour s’attaquer à un livre maître. Grand lecteur de romans policiers, Giono s’est essayé au genre en rédigeant cette sombre histoire au cœur de l’hiver, entre Trièves et Vercors. L’entreprise s’annonçait ardue. Mais, plus qu’une adaptation, c’est un vibrant hommage à Giono, écrivain du terroir, qui nous est proposée. Les auteurs l’imaginent rencontrant ses propres personnages. Terpant se portraiture. Langlois, héros de l’histoire, auparavant mis en scène dans Les récits de la demi-brigade, est remarquablement rendu. Ces ingrédients font de ce travail une réelle réussite.

Plateau d'Ambel (Vercors)


 

Tarass Boulba (Nicolas Gogol)

 


Gogol fait dire aux Cosaques de son Tarass Boulba : « Il est temps d’aller à la conquête de la gloire », ajoutant : « ils n’avaient plus ni parents, ni famille, ni maison, rien que l’air libre et l’intarissable gaieté de leur âme ». Et il conte un épisode de l’histoire du cosaque zaporogue, ce guerrier ukrainien – peut-être descendant des Scythes, autres valeureux combattants – qui allait conquérir la Sibérie au XVIème siècle. La guerre contre les « païens », et en particulier les catholiques polonais, la mort au combat ou par exécutions capitales, la haine mais aussi l’amour et ce qu’il peut montrer de cornélien dans ces moments-là, tels sont les thèmes abordés dans cet incontournable classique du roman d’aventure.

Cathédrale de Poitiers


 

La Musique d’une vie (Andreï Makine)

 


Makine aime la France, son pays d’adoption, bien plus que d’autres qui y sont nés... Il lui avait rendu un bel hommage avec son livre Cette France qu’on oublie d’aimer. Voilà un immigré russe qui se met à écrire dans la langue de Molière, reçoit le prix Goncourt, accédant ainsi à sa naturalisation. Puis il entre à l’Académie française. Un beau parcours pour un auteur dont l’œuvre a désormais intégré notre patrimoine littéraire. Ainsi en est-il en particulier pour cette Musique d’une vie, un court roman qui résume bien la condition de l’Homo sovieticus, selon la formule forgée par Alexandre Zinoviev. Voici l’histoire, à travers le récit de son narrateur, d’un régime politique qui a marqué des générations entières. Quand un homme se raconte à un autre, dans le compartiment froid d’un train s’acheminant vers Moscou à travers l’Oural, il est question du stalinisme, de la guerre contre l’Allemagne, et d’un retour à la paix sous le joug du socialisme soviétique. C’est aussi le récit d’une usurpation d’identité. Pour échapper aux purges, le musicien doué est devenu, par la force des choses, inculte paysan et chauffeur d’un militaire haut gradé. Il doit dissimuler aussi bien ses sentiments que la maîtrise de son art. Makine démontre avec talent en quoi la force de la volonté peut contrarier le destin.

Bionnassay

 


Au milieu de l’été, un invincible hiver (Virginie Troussier)

 

Les récits de montagne peuvent être captivants. On pense à Quatre homme sur l’Eiger (John Edward Olsen), à La montagne n’a pas voulu (Saint-Loup), à Tragédie à l’Everest (Jon Krakauer) et à La Montagne nue, (Reinhold Messner) – liste non exhaustive. Il restait à retranscrire l’histoire de l’ascension du pilier du Frêney, en juillet 1961. C’est alors un des derniers problèmes des Alpes, une voie verticale menant au sommet du mont Blanc. Sept hommes partent, parmi lesquels Walter Bonatti et Pierre Mazeaud. Ils ne seront que trois à revenir... Un bel élan de camaraderie brisé net par le retour inimaginable de l’hiver au milieu de l’été. Parce qu’aucun des alpinistes de cette cordée franco-italienne partie avec enthousiasme n’avait imaginé la neige, la glace, les bourrasques et des températures à -30 C° sur cette paroi difficile mais qui, dans un climat favorable, aurait pu se laisser conquérir. Une tragédie habilement mise en scène et restituée avec style par Virginie Troussier, journaliste à Montagnes Magazine.

A Boulbon


 

Horizons intérieurs (Raymond Espinose)

 

Que de thèmes traités sous cet oxymorique titre ! Horizons intérieurs se présente sous la forme d’une sorte de bréviaire, bien plus qu’un simple recueil de textes, où l’écrivain met en scène ses passions, ses obsessions, ses enthousiasmes, aussi bien que ses aversions. Anarchiste, sportif, abstème, romancier, essayiste, poète, biographe, Espinose aborde les sujets les plus divers en témoignant de la grande culture qui est sienne mais aussi d’une curiosité et ouverture d’esprit remarquables. Lire, voir, écouter, vivre, c’est l’honnête proposition d’un corps sain habité par un esprit sain. Que soient évoqués Jacques Dufilho, Malaparte, Stirner, Morand, Giraudoux, Dominique de Roux, Karajan ou Pierre Schoendoerffer (liste très loin d’être exhaustive), ou que soit traité de la mort, de la religion, de l’anarchisme ou du côté tragique de la vie, Raymond Espinose nous passionne et vise juste, en particulier s’il faut déboulonner quelques fausses idoles, adoptant le côté anarque de Jünger qu’il affectionne tant. Une voix qu’il fait bon entendre résonner – et raisonner – dans un paysage dont les horizons entrent souvent en cohérence avec les nôtres.

Château de Chantilly

 


Les Templiers du prolétariat (Alexandre Douguine)

 

Les premières pages de ce livre traitent du national-bolchévisme, mouvement pulvérisant les valeurs figées de la droite et de la gauche pour les réunir, et dont Douguine fut à l’origine avec Edvard Limonov (deux opposants à la Russie de Poutine). À travers le côté traditionaliste de ce mouvement, ennemi de la société ouverte et du libéralisme, se révèle l’âme russe, ainsi que le rôle sacré et messianique de cette grande nation. Douguine revient ensuite régulièrement sur l’importance de la religion orthodoxe, que les années de communisme n’ont pas mise à bas, et qui fait que son pays peut être naturellement associé à une troisième Rome. Et il ne peut s’empêcher de voir, dans l’Europe décadente et la société occidentale dans son ensemble, un réel problème pour la Russie dotée d’un destin supérieur. Il est passionnant et instructif de le suivre dans le développement de sa pensée, où il n’est pas trop mal accompagné puisqu’il convoque des figures comme celles d’Evola, de Guénon, de Parvulesco, de Debord, Crowley, Jünger ou Dostoïevski. Par-delà les questions de la tradition, il traite également du fascisme, de la paysannerie, du prolétariat (le titre de l’ouvrage n’étant que celui d’un texte parmi les autres qui composent celui-ci) ou du chamanisme ! Mais l’âme russe c’est aussi la littérature et le théâtre, dont l’auteur nous fait découvrir quelques récalcitrants et dissidents encore peu connus par chez nous ou trop partiellement. Une lecture instructive, traversée par les notions d’identité et de sacré qui nous parlent résolument.